ou les racines de différences interculturelles
Les profondes différences de mentalité qui différencient les Nord-Américains des Français peuvent se résumer à un simple objet, le verre à vin ; et pour être plus précis, ce symbole réside dans le pied et sa présence ou son absence.
Au début de cette année, lors d'un voyage de vacances en Amérique du Nord, j'ai eu l'occasion de savourer un Tour Saint-Joseph 1990. Au-delà de l'âge vénérable de ce vin, il se trouve que c'est aussi l'année où j'ai traversé l'Atlantique pour m'installer en France.
L'expérience de ce Haut Médoc de la région de Bordeaux semblait très prometteuse. Le parfum qui s'en dégageait ne laissait aucun doute sur le fait qu'il serait très agréable à boire. La couleur cuivrée et ses différentes nuances témoignaient du long vieillissement du vin. Le vin caressait l'intérieur du verre avec juste assez de nonchalance pour souligner son âge vénérable et son travail de longue haleine, sans insister comme un invité maladroit, ni céder trop rapidement comme un convive trop zélé et trop poli qui glisse vers le néant. Le deuxième nez était, eh bien, je ne suis pas tout à fait sûr, mais il avait un fort parfum de revenez-y, ou, en d'autres termes, remets-en une rasade.
Et cette dernière expression résume assez bien l'impression générale, car à mon grand étonnement, ce vin fantastique avait été servi dans, oui, un verre sans pied.
Mettant de côté l'indignation que j’ai pris trente ans à acquérir dans le beau pays de Voltaire, j'ai essayé de comprendre à la fois l'irritation et le mérite ou l'intérêt de servir du vin dans un verre sans pied.
Faisant appel à mon pragmatisme profond, je n'ai pu m'empêcher de me dire : après tout, pourquoi pas ? Un verre est un verre. Tant qu'il n'y a pas de trous, tout va bien. Mais au-delà du fait que n'importe quoi, et encore moins un Tour Saint Joseph 1990, a un goût épouvantable dans un gobelet en polystyrène, ce qui est notre pire scénario, et que la texture, la forme, l'épaisseur et le matériau du bord influencent tous le goût de ce que vous sirotez, ou buvez pour certains, il y avait un tout autre domaine qui demandait à être expliqué.
En Amérique du Nord, la tige fait appel à quelque chose d'autre, une peur profondément ancrée, presque viscérale, d'être perçu comme snob ou, pire encore, aristocratique. La construction séminale de l'esprit nord-américain - et australien également - provient en partie d'un fort rejet de tout ce qui est lié aux castes et aux règles aristocratiques. Les conditions rudimentaires dans lesquelles vivaient les premiers colons signifiaient que tout ce qui était superflu grignotait le peu de pain qu'il y avait à manger. Ce code profondément enraciné est resté et programme une bonne partie du comportement des nouveaux mondes.
Mais l'attention portée aux moindres détails constitue un chemin prometteur, en combinant une forme de conscience zen et de néant durable - ou du moins une direction.
Je le rappelle, l'embellissement excessif, la fioriture comme on dit, peut tourner au mauvais goût. Le détail doit être à propos, sous peine de déconnecter l'abstrait de sa tige. Mais l'à propos, ou la pertinence esthétique, a besoin d'un petit coup de pouce de la part des pusillanimes.
Ainsi, l'esprit est nécessaire et ne mérite que d'être élevé au-dessus du sol.
C'est en réfléchissant, quelque temps plus tard, à l'apport d'Anthelme Brillat-Savarin à la gastronomie que j'ai réalisé combien une partie du plaisir que nous développons dans ce domaine vient de l'esprit, porté notamment par le cérémonial. Et en l'occurrence, le cérémonial est incarné par la tige. Les Romains avaient des tiges, les époques médiévales avaient des tiges, alors pourquoi ne pourrions-nous pas, en 2023, avoir des tiges?
C'est alors que je me suis souvenu, au prix d’un effort considérable, que tout le monde ne pense pas comme moi; et avec les principes de la conversation à l'esprit, j'ai décidé de me tourner vers notre nouveau grand juge de paix et observateur de la sagesse, ChatGPT.
Je m'excuse d'avance auprès des puristes, mais je n'avais pas d'homologue organique au moment où j'écrivais ces lignes. Et puisque l'I.A. va prendre le dessus, même à table je suppose, autant retourner ma veste avant que Skynet n'entre en action.
Quoi qu'il en soit, voici un extrait de ma conversation, qui a commencé par la question suivante posée à Chatty : "Pourquoi boire du vin dans un verre sans pied ?
Mon collègue de table m'a rapidement répondu en m'expliquant que « les verres sans pied ont un aspect plus décontracté et moderne que les verres à vin à pied traditionnels. »
Très sérieusement, j'ai été choqué (outré). Comment ce garçon ridicule osait-il insinuer qu'un verre à pied paraitrait plus moderne ? Mais, dans le véritable esprit d'une conversation légère, j'ai gardé mon sang-froid ; j'ai suggéré qu'au contraire, la gastronomie sauverait le monde en invitant le plus grand nombre à étudier la beauté du détail, l'essence de l'inutilité et le symbole de l’élévation de la fermentation au-dessus de considérations terrestres.
J'ai eu l'impression que M. Spock était légèrement vexé, car il a répondu qu'un verre sans pied avait l'avantage de la stabilité et de la durabilité : « les verres sans pied ont un centre de gravité plus bas et une base plus large, ce qui les rend moins susceptibles de basculer. Cette stabilité peut être particulièrement avantageuse en extérieur, lors de pique-niques, ou dans des endroits où un verre à pied traditionnel pourrait être plus précaire. »
Mais justement, répondis-je, où est le plaisir de vivre sans défi ! On vainc sans gloire quand on vainc sans risque, disait Sénèque, le philosophe romain, précepteur de Néron ! Et au-delà de ce mince argument de la gloire à table, ce risque de renverser un verre, justement, n'accentue-t-il pas la conscience du dîner et n'invite-t-il pas à mesurer ses gestes ? Car la gastronomie appelle un minimum de contrôle. La sauvagerie des carnivores discrets et des causeurs irrévérencieux n'est possible que parce qu'il y a une structure donnée au repas. Et le verre à pied contribue à l'équilibre.
Quant à l'argument du pique-nique, c'est du pinaillage si j'ose dire. Il est évident que l'on adapte ses verres au cadre, tout comme on adapte ses manières et sa contenance. Pour ma part, j'organise fréquemment des dîners à l'extérieur et mes verres sont à pied, comme les plantes et les arbres qui nous entourent ; seulement ils sont plus courts et moins chargés que les verres à dîner classiques. Mais le pied reste !
Le malaise de mon invité s'est alors amplifié au point de faire éclater l'argument le plus alarmant jamais entendu de la part d'une quelconque intelligence : « Les verres sans pied sont faciles à tenir et à manipuler, surtout pour les personnes ayant de petites mains. (Silence) L'absence de pied élimine la nécessité de tenir le verre par le pied, ce qui le rend plus confortable pour certaines personnes. »
Je me suis alors souvenu de l'histoire d'un ambassadeur chinois qui dînait à la table de Louis XIV, le roi soleil, et qui buvait dans rince-doigt (la cuvette de nettoyage des doigts selon DeepL). Un sentiment de gêne allait s'installer, j'allais me moquer de Chatty, et j'ai pensé à ce que le roi avait fait : au lieu de rire du pauvre bougre - le diplomate - , le roi avait porté l'écuelle à ses lèvres et avait procédé de la même manière que l'ambassadeur, invitant tous les convives à faire de même, épargnant ainsi à l'illustre invité un embarras terrible.
Mais au lieu d’être diplomate, j'ai opté pour le tact français avec une pointe d'ironie : O, comme c'est gentil d'offrir une grosse tige pour de petites mains !
J'étais sur le point de changer de conversation pour que Chity-Chaty puisse sauver la face, mais d'une manière ou d'une autre, et c'est tout à son honneur, elle a donné un gage pour contrer tous ces arguments de pacotille. Mme la Grande Touriste Publique a admis que les verres à pied présentaient des avantages, tels que le contrôle de la température, l'attrait visuel et la découverte des arômes.
Mais elle - oui, il s'agit bien de fluide - n'a rien dit de l'esprit. Rien n'est dit sur l'intangible, nulle part il n'est question de ferveur religieuse lorsqu'il s'agit de porter ce bord presque invisible aux lèvres. Mme GPT étant une somme de ce que l'on trouve sur le web, je me suis demandé s'il ne s'agissait pas d'une compilation de contenus en langue anglaise uniquement. Hélas, lorsque j'ai posé la question en français, j'ai obtenu à peu près la même réponse. Ce qui signifie, je suppose, que Mme GPT traduit au lieu de compiler dans différentes langues, ce qui lui permettrait d'apprendre d'autres cultures - mais ceci sera une autre histoire.
En parlant de cela, un petit aparté : pouvez-vous croire que le chat GPT m'a demandé de démontrer que j'étais bien un humain ! Lorsque j'ai ouvert une session, il m'a demandé de prouver que j’étais bien fait de chair. Incroyable avorton, ce coffre à puces sans vergogne, le culot de cet ersatz de semi-conducteur sans voix.
Quoi qu'il en soit. J'ai trouvé sur Internet un filet de ce qui pourrait être l'inspiration de cette salade niçoise d’algorithmes, un article dans Serious Eats qui explique que les verres sans pied " ...vous permettent d'être décontracté avec le vin et de ne pas se prendre trop au sérieux,... « . Spoiler : je ne savais pas qu'on ne pouvait pas être décontracté avec un verre à pied. C'est comme si l'on disait, oh, je ne peux être décontracté qu'en pyjama!
Donc, cher auditeur, d’après C3GO, tout est dans les mains de celui qui consomme.
Mais non, je ne suis pas d'accord. Et mon dernier argument conclura cet article aussi long qu’un verre. TrucMachinChose GPT termine ses 7 secondes d'effort en expliquant qu'en fin de compte, le choix se résume à " ...des préférences personnelles... " et que la décision devrait être basée sur " ...ce qui améliore votre expérience globale de dégustation de vin. "
Ce qui manque cruellement dans cette explication et qui manquera partout dans l'I.A., c'est ce que j'appelle la matière noire, c'est-à-dire ce que nous ne voyons pas et ce que les robots d'indexation ne peuvent pas collecter sur le web. Dans ce cas, ce qui n'est pas mentionné, c'est l'importance du groupe et du partage, du collectif par rapport à l'individuel. Lorsqu'on m'a offert ce fantastique Tour Saint-Joseph dans un verre sans pied, je n'ai pas objecté sévèrement en expliquant indigné que je ne buvais que dans un verre à pied, parce que c'était ce qui améliorait mon expérience globale de la consommation de vin. Je n'ai pas procédé ainsi pour la simple raison que l'esprit de la gastronomie est avant tout un esprit de partage.
Et c'est pourquoi, mon cher ami Michael, je prendrai toujours plaisir à boire un verre de vin avec toi, quel que soit le verre…du moins, tant que le bord est fin.
Photos : Verres par Alvaro Uribe
Traduction par DeepL, partiellement aménagée par l'auteur.
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