Tarifs Gastronomiques
- Philippe Cartau
- 29 avr.
- 6 min de lecture
Les tarifs, cela fait partie de la Gastronomie, et depuis longtemps. En regroupant dans la capitale l’exigence de l’usager, les normes étatique et l’oreille du fabriquant, le protectionnisme a contribué à l’art de vivre à la française, et donc à la Gastronomie qui en est une émanation essentielle.

En 1661, dix ans après le texte essentiel de François de La Varenne, Le Cuisinier François, qui marquait le début d’un cuisine raisonnée en rupture avec le Moyen Âge, Colbert est nommé surintendant des finances de Louis XIV. Pendant presque un quart de siècle, il va transformer l’économie de la France avec une politique dirigiste et protectionniste. Pour faciliter la création de manufactures indigènes, il mettra en place des tarifs élevés pour protéger les industries naissantes telles que la fabrique de porcelaines, de miroirs ou de tissus.
Cette politique portera ses fruits et transformera le socle industriel de la France pour les siècles à venir. La montée de l’activité qui découlera, couplée aux orientations du surintendant, permettra notamment de financer des grands travaux comme le magnifique canal du Midi ainsi que d’autres infrastructures telles que les ponts et les chaussées.
En plus de la population au sens large, c’est la haute société qui profitera pleinement de cette politique. Car elle consomme beaucoup, que ce soit des tissus fins des Pays-Bas, de la porcelaine de Chine ou du verre de Murano. En plus d’affaiblir la balance commerciale de la France, car ces produits sont très chers, cette consommation importée prive les donneurs d’ordre d’une influence sur le produit final qui, même s’il présente un certain exotisme, reste externe aux canons du goût français.
La démarche consistant à créer et protéger des industries et métiers à haute valeur ajoutée - en termes de high-tech, le verre était à l’époque ce que sont les semi-conducteurs aujourd’hui - n’est donc pas nouvelle. Mais ce qui fera en partie sa réussite, c’est le rapprochement entre le client final et le producteur, en facilitant l’écoute et le dialogue au sujet des besoins et des attentes.
Le nouvel art de vivre à la française, s’épanouissant et s’affirmant notamment depuis la Chambre Bleue de Madame de Rambouillet dans les années 1620, va s’affirmer dans toute sa splendeur avec l’apogée de Versailles et les proliférations de salons où ces mesdames développeront la pratique de l’exigence.
La cours française de l’époque, la plus puissante d’Europe, en plus de dicter le bon goût en termes de manières et de conversation, a désormais les moyens d’imposer ses règles et ses modes aux objets qui l’entourent.
La décoration de table, élément essentiel de la Gastronomie en devenir, va donc bénéficier de la proximité de cette base industrielle basée très souvent dans la capitale même. Ce lien presque direct avec les nouveaux concepteurs assurera à la noblesse et la haute bourgeoisie le pouvoir d’influer sur la qualité et le bon goût, tout autant sinon plus que le roi.
Ce dernier ne se sera évidemment pas en reste. En tant qu’objet visible à tous et emblématique de cette congrégation de réussites politiques, économiques et artistiques, la Galerie des Glaces du palais de Versailles continue à ce jour à faire rayonner cette époque lointaine. Construite de 1678 à 1684, ses 357 miroirs ont été fabriqués par La Manufacture Royale des Glaces de Miroirs, une entreprise encore en activité aujourd’hui sous le nom de Saint-Gaubain, héritage indirect du Roi Soleil.
Plus prosaïquement, en ce qui concerne la Gastronomie, prenons Le Déjeuner d’Huitres, un tableau de Jean-François de Troy peint en 1735, comme exemple pour illustrer l'influence de Colbert. Outre la virtuosité technique - découvrez par exemple les teintes de l’habit rouge à travers le maillage de la chaise à droite - ce tableau est riche d’objets pouvant provenir de la nouvelle industrie française.

Le linge de table comme les habits, tissés selon des normes précises et élevées afin d’offrir la meilleure qualité, frappe par sa variété et son raffinement. Le meuble à glacière, offrant en plus des bacs à glace un espace de rangement, trône au centre, indispensable, travaillé dans le détail jusqu’à dans ses pieds dorés. Les plats, très probablement en argent pourraient provenir de Thomas Germain, Orfèvre des plus réputés et fournisseur de Louis XV. Quand aux verres, attribuer leur origine à la Manufacture de Glace ne serait pas déplacé, car après avoir maîtrisé les techniques de fabrication des grands miroirs, elle s’est attelée à celles d’éléments de la vaisselle de table comme les verres à vin. Ce produit de la vigne, justement, est susceptible, lui, d’avoir bénéficié de la politique de développement du commerce viticole, tout comme les bols en porcelaine contenant de la glace pour refroidir ces même verres a pu profiter d’une démarche de recherche et d’innovation menant à la réputation de Limoges. Pour finir, les chaussures que portent ces messieurs ne piétineraient pas d’outrance si on les soupçonnait d’avoir bénéficié du savoir-faire accru de la tannerie et que l’on retrouverait encore aujourd’hui dans les marques de luxe.
Toutes ces industries n’ont pas survécu au temps et à la concurrence, comme l’a fait la Manufacture de Glace devenue le groupe Saint-Gobain, dont les usines trônes par exemple à Cognac pour accompagner à l’export le spiritueux éponyme, produit d’excellence s’il en est aujourd’hui à travers le monde.
L’art de vivre a donc pu s’épanouir et établir cet aspect essentiel de la Gastronomie qu’est la présentation de la table. Car ne l’oublions pas, la Gastronomie touche à tout ce qui est en rapport avec l’art de bien manger, ce qui implique nécessairement la nappe sur laquelle nous poserons une belle assiette, la fourchette qui portera avec discrétion chaque bouchée de découverte, et ce verre au bord fin et discret qui s’éclipsera dès les première goutes d’un vin travaillé avec soin.
Pourquoi alors est-ce que cette politique ne pourrait pas fonctionner de nouveau en ce monde moderne, futé et éduqué ? Nous sommes en 2025 quand même ! Comment serait-il possible de pas faire mieux aujourd’hui qu’à l’époque !
La situation n’est pas la même, en particulier pour trois raisons.
Pour commencer, cette démarche protectionniste cherchait à pénétrer un marché stratégique à haute valeur ajoutée, certainement pas à se réapproprier des métiers à basse valeur ajoutée comme de l’assemblage manuel ou de la fabrication sans complexité comme des claquettes. Investir et couver un secteur comme celui de l’I.A. comporte, dans une certaine mesure, du sens à la fois économique et stratégique. Demander à relocaliser des claquettes tout près de chez soi relève d’une incompréhension profonde de ce qui fait la valeur ajoutée d’une entreprise et de ses produits ou services.
Ensuite, au XVIIe, les économies étaient loin d’être aussi imbriquées qu’elle ne le sont aujourd’hui où un seul produit peut être l’assemblage de composants et de savoirs venant de dizaines d’autres pays. Comme l’explique bien Friedrich Hayek, un simple crayon bénéficie des expertises et de productions en volume venant de nombreux horizons et diffusant des synergies au plus grand nombre. Réduire considérablement sa base de fournisseurs potentiels c’est, ne l’oublions pas, réduire la concurrence et donc l’effort du commerçant pour offrir la meilleure valeur. C’est comme découvrir un soir que vous n’avez plus de service de Hubert Eats et que trois des quatre restaurants à proximité ont fermé. Tôt ou tard, dans le seul établissement qui reste, les prix vont augmenter et la qualité diminuer.
Pour finir, l’impact social n’est pas du tout le même. Réduire le libre-échange aujourd’hui, c’est avant tout pénaliser les électeurs que le président des États-Unis prétend protéger. À l’époque, si les Hollandais ou les Vénitiens répliquaient avec des hausses de leur côté, les seuls touchés étaient les « ménages » aisés, à savoir ceux qui avaient un château ou deux ou la bourgeoisie prospère. Les paysans et les artisans ne se préoccupaient pas de savoir si le prix d’un chandelier allait doubler, nous étions encore loin de la consommation de masse.
En somme, en plus de la conversation, l’art de vivre à la française se donnait les moyens de marquer de son empreinte les objets qui la constituent et la représentent. Et si les effets ne furent pas immédiats, ils marquèrent certainement le pays pendant très longtemps. À partir de 1665, il fallut environ cinq ans pour que la France baisse drastiquement sa dépendance au verre de Murano. C’est plus longtemps qu’un mandat, mais il faut avouer que ce que l’on peut y voir n’a pas de prix.
Philippe Cartau
Photo Wikipedia de la Galerie des Glaces modifiée par Grok
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