Pour ceux qui ne le sauraient pas, « La Main Invisible » d’Adam Smith ne fait pas référence au tour de main d’un chef cuisinier quand il prépare sa mayonnaise ou quand il fait monter ses œufs en neige. Elle ne fait pas non plus référence à cette main que certains gardent sous la table en mangeant. Elle fait référence à une dynamique essentielle de notre cher libéralisme.
Et, à y réfléchir, nous sommes en droit de nous demander si le métier de la bouche n’y serait pas pour quelque chose. Après tout, Adam Smith se trouvait à Paris en 1765, année fabuleuse qui consacra la naissance de l’un des piliers de la Gastronomie, à savoir, le restaurant.
Mais quelle est, alors, cette « Main invisible », si ce n’est l’art de ne pas brûler sa sauce béchamel ? Bien que devenue emblématique de l’œuvre économique de Smith, cette expression n’est employée qu’une seule fois dans son livre de plus de 500 pages, publié en 1776, « Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations ». (1)
Si mes souvenirs lointains de mes cours d’économie évoquaient plutôt, concernant La Main Invisible, une sorte d’aura naturelle régulant les marchés pour qu’ils trouvent un équilibre, une lecture à la source pour préparer cet article évoque avant tout le bénéfice commun qu’apporte cette main généreuse par la voie d’efforts dirigés vers des intérêts personnels.
Je fus donc quelque peu déçu de cette découverte car depuis longtemps je me complaisais dans la première explication, à tel point que j’en avais pris pour modèle idéal le domaine de la restauration. Car quel autre secteur présente toutes les caractéristiques d’un marché parfait, avec sa concurrence(2), une information disponible sur les tarifs, la fluidité des biens et des acteurs et…justement, à cette époque (3), une crise existentielle du ventre qui pourrait servir de terreau parfait à la réflexion du professeur de Glasgow. Alors, c’est en me renseignant sur le parcours d’Adam Smith que je me rendis compte que son voyage en France dut l’influencer à plus d’un titre, et pas d’un titre-restaurant.
Smith arrive à Paris en Février 1764 accompagné d’un jeune duc dont il a la charge d’éduquer en échange d’une rente généreuse. Il passe quelque jours à Paris avec son ami David Hume avant de partir pour Toulouse, alors deuxième ville du royaume. Les deux voyageurs s’installent chez l’Abbé Colbert, un cousin de David Hume.
Smith restera près d’un an et demi à Toulouse avec quelques déplacements à Bordeaux ainsi qu’à Montpellier. Il aura notamment le temps de comparer l’activité industrieuse de Bordeaux avec celle indolente de Toulouse où il s’ennuie ; peut-être, aussi, en profita-t-il pour s'inspirer des moulins hydrauliques de Bazacle sur la Garonne dont la gestion poussa au XIIe à formuler les débuts du concept juridique de Société Anonyme.
Étant lui-même hébergé, Smith ne peut pas cultiver le peu de connaissances qu’il a pu se faire. (4) Peut-être regrettait-il de ne pas pouvoir les rencontrer dans une taverne comme on en trouvait de l’autre côté de la manche et qui ont inspiré en 1790 à Paris « La Grande Taverne de Londres ». Peut-être lui manquait-il un restaurant où se sustenter tout en faisant plus ample connaissance ?
Mais avant tout, à Toulouse, Smith a le temps de s’ennuyer et donc de commencer un ouvrage qui serait à priori celui qui fait l’objet de cet article et pour lequel nous le connaissons tous. Ah, penser que la « Richesse des Nations » put prendre sa source en contemplant l’écoulement productif de la Garonne…
Smith aura également l’occasion d’être témoin à Montpellier des assises provinciales. L’État du Languedoc - l’un des derniers à détenir des institutions libres détachées du pouvoir central - avec son indépendance, sa prospérité et ses initiatives, générait un intérêt marqué de la part des réformateurs du royaume qui voyaient dans cette entité politique, avec une large indépendance, des réponses aux problématiques contemporaines.
Avec son Duc, Smith remonte à Paris à l’hiver 1765 rejoindre David Hume qui le présentera à de nombreuses personnalités de l’époque, dont Denis Diderot, auteur de l’Encyclopédie, Benjamin Franklin, le Père Fondateur au cerf-volant, François Quesnay le physiocrate, ainsi que Turgot, futur intendant des finances et libéral avant l’heure.
En cette année 1765, Paris voit donc l’arrivée d’un grand penseur économique tout comme du premier restaurant, celui du dénommé « Boulanger », probablement Mathurin Roze de Chantoiseau qui, avant d’être un restaurateur, est un économiste libéral et philanthrope. (5)
Pour faire son nid, Chantoiseau doit innover car la concurrence est rude et les corporations veillent. En effet, « des maîtres queux, cuisiniers, porte-chappes et traiteurs de la ville de paris » dont les statuts d’août 1663 précisent qu’ils travaillent « pour la satisfaction des goûts les plus délicats » peuvent prétendre à une clientèle à laquelle d’autres doivent renoncer(6).
« Les rôtisseurs, eux, selon un arrêt du parlement de 1628, n’ont pas le droit de livrer à domicile ou en salles publiques" règles qu’ils ne respectent pas. (7)
Un arrêt du 8 août 1662 tente d’interdire « aux marchands de vin, taverniers et cabaretiers et autres » de se mêler de « l’art desdits maîtres queux, cuisiniers... ». Mais une ordonnance officialise le fait, en leur permettant de « fournir des tables, sièges, nappes, serviettes et viandes à ceux qui prendront leurs repas en leurs maisons ». (8)
Chantoiseau ouvre donc un commerce qui se différencie avec un positionnement original. Il offre de quoi se restaurer le corps autant que l’esprit, le premier avec des bouillons qui restaurent par l’estomac et le second dans un cadre calme, avec des tables individuelles, offrant un environnement radicalement différent de celui des tavernes bruyantes aux plats parfois indigestes autour de tablées achalandées et sans intimité. Chantoiseau s’aventure même à offrir des pieds de mouton (9) ! Il semblerait que l’une des nombreuses corporations lui ait même intenté un procès, qu’elle perdit.
Cette innovation rencontrera un réel succès car dès 1767, Diderot raconte comment il a pris goût aux « restaurateurs ». Ce même Diderot, aurait-il eu l’initiative et l’audace d’inviter un observateur aussi distingué qu’Adam Smith dans l’un de ces endroits, encore trop loin d’une demeure réputée pour être fréquentable tout en étant trop près, d’apparence, à ces lieux mal famés qu’étaient les tavernes ?
Toujours est-il qu’à cet observateur attentif des mœurs et des pratiques, l’effervescence de ce secteur ne put lui échapper, avec toutes ses composantes économiques à l’état pur, telle que la division du travail, la concurrence, la circulation de l’information tout comme celle de la main d’œuvre, ou de la circulation monétaire. Il ne pouvait pas non plus ignorer les obstacles que constituent les associations d'intérêts telles que les corporations.
Par ailleurs, en ce qui concerne la cuisine de tous les jours, la cuisine française ne s’était pas encore démarquée de la cuisine anglaise. Dès lors, toute chose étant égales, Adam Smith dut avoir le privilège de pouvoir comparer un marché de la bouche à priori plus libre en Angleterre au marché plus contrôlé de Paris, même si des accords comme celui de 1759 entre les cuisiniers traiteurs et les charcutiers autorisaient un libre exercice avec des conditions.
Le reste, c’est de l’histoire. Le restaurant s’imposerait et deviendrait la référence de la culture culinaire.
Ce qui nous ramène à l’idée principale de Smith, à savoir que l’intérêt gastrique de l’un mêlé à l’intérêt pécuniaire de l’autre mène au bienfait commun, notamment une grande culture Gastronomique ainsi qu’une activité économique florissante.
Dès lors, nous terminerons ce court article sur le passage qui suit celui de la main invisible :
« Il n'est pas non plus toujours mauvais pour la société qu'il n'en fasse pas partie. En poursuivant son propre intérêt, il promeut souvent celui de la société plus efficacement que lorsqu'il a réellement l'intention de le promouvoir. Je n'ai jamais vu beaucoup de bien fait par ceux qui prétendaient faire du commerce pour le bien public. C'est une affectation qui n'est pas très répandue chez les marchands, et il suffit de peu de mots pour les en dissuader». (10)
En autres mots, peut-être serait-il temps de revenir aux assises de Montpellier ou à la libération des forces vives des individus pour sortir la patrie de la Gastronomie de son marasme économique. Parole de restaurateurs.
Philippe Cartau
(1) Recherches sur la Nature et les Causes de la Richesse des Nations, Adam Smith, 1776 ; disponible sur Gallica : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k9667142s/f11.item
(2) https://www.homo-economicus.com/quelles-sont-les-5-conditions-de-la-concurrence-pure-et-parfaite/
(3) Similaire à celle de 2024 avec l’ingérence étatique
(4) Vie d’Adam Smith, John Roe, 1895 ; également disponible sur Gallica
(5) https://www.ouest-france.fr/leditiondusoir/2022-03-22/le-restaurant-cette-invention-francaise-creee-en-1765-396cefc7-80c4-44f7-9cf6-2482f3aa5eff ; voir aussi https://histoire.wiki/mathurin-roze-de-chantoiseau/
(6 ) Histoire de la cuisine et de la gastronomie françaises, Patrick Rambourg, 2010
(7) Ibid.
(8) Ibid.
(9) Gastronomie française, Jean-Robert Pitte, 1991
(10) Smith, Adam (1776). An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations. Vol. II (1st ed.). London: W. Strahan & T. Cadell. p. 35 ; https://en.wikipedia.org/wiki/Invisible_hand
Traduction DeepL
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