Gastrorévolution
- Philippe Cartau

- 9 juil.
- 4 min de lecture
Dernière mise à jour : 10 juil.
Le 14 juillet approche à grands pas pour nous offrir une nouvelle occasion de nous poser la question de son legs. Histoire de ne pas faire du réchauffé, nous proposons de mettre une nouvelle perspective au menu.

Au-delà de l’égalité qui nous garantit l’accès à tous les restaurants, la liberté qui nous offre la possibilité de choisir l’établissement qui nous convient et la fraternité qui nous assure un partage sincère et sans entraves d’un bon repas, il est une question plus importante encore, à savoir, la gastronomie existerait-elle si la Révolution française n’était pas passée par là ?
Nous sommes en droit de nous interroger. Aurions-nous atteint, sans ce bouleversement sociétal, un tel niveau d’excellence culinaire, aussi vastement répandu, éminemment universel et incroyablement accessible quoi qu’en pensent les vinaigriers professionnels ? La question est insolemment sérieuse car elle touche à la question fondamentale de toute société, celle du pouvoir, notamment de décréter ce qui est bon.
Dans l’Ancien Régime, savoir manger se manifestait comme l’apanage de l’aristocratie. Or, avec la Révolution, elle dut renoncer à cette marque de distinction. La friandise, la gourmandise, durent se trouver de nouvelles lettres de noblesses, impériales peut-être, mais accessibles à toutes et à tous.
N’oublions pas que la gastronomie est avant toute chose une question de l’esprit. C’est une « science de la gueule » comme le dit Montaigne où, d’après Grimod de la Reynière, lorsque l’on mange, on « raisonne ses morceaux ». Avant d’être à table devant ses couverts, le gastronome est à son bureau devant sa feuille et sa plume. Et quand il est à table, il parle de la bonne chère avec ses congénères.
Comme l’explique Priscilla Ferguson, l’une des plus grandes spécialistes de la gastronomie du XIXe, c’est à travers le champ littéraire que cette matière s’est constituée, avec comme protagoniste séminal Grimod et son Almanach du Gourmand.

Ce champ des merveilles s’ouvre parce qu’avec Grimod, il prend non pas la perspective du cuisinier, mais celle du mangeur. Chikako Hashimoto en fait une excellente démonstration dans son essai La Naissance du Gourmand : « C’est principalement à partir de Grimod qu’on observe une vogue des discours gastronomiques sur les mangeurs, où l’on parle et même chante le plaisir de manger, presque sans aucune hésitation. »

Brillat-Savarin, lui, finira de consacrer la gastronomie comme vénérable domaine avec la Physiologie du Goût en 1826. Cette oeuvre, qui synthétise à sa manière et avec son style tout particulier l’effort encyclopédique de Grimod, portera en quelque sorte la gastronomie à l’acmé de sa métaphysique. Les nouveaux gastrolâtres s’en empareront comme un missel ou un petit livre rouge, version réduite des itinéraires parisiens de Grimod.
C’est donc à travers ces écrits que cette nouvelle discipline prend forme et s’impose de façon originale et durable.
Mais alors, si l’imprimerie, les livres de recettes tout comme les guides de bonnes manières fleurissaient déjà depuis plusieurs siècles, pourquoi la populace n’avait-elle pas déjà profité des innovations de la caste bien née?
En fait, sous l’Ancien Régime, la gastronomie n’aurait jamais pu prendre une place prépondérante pour plusieurs raisons. D’une part, au sein de l’aristocratie, l’on ne s’attardait nullement sur les choses matérielles comme la nourriture. Savoir flatter, sans excès, à propos des qualités du cuisiner relevait du savoir-vivre, mais s’y attarder aurait entaché n’importe quel bougre d’une marque indélébile.
D’autre part, d’après Norbert Elias, avant 1789 «…le seuil des sentiments de gêne se déplace sans cesse. » L’aristocratie cherchait en permanence à changer les codes que la bourgeoisie grandissante s’échinait à déchiffrer pour, espérait-elle, s’élever. Or, on ne rend pas public les codes et les secrets qui font notre fortune et nos privilèges.
Enfin, avec 1789, les manières ne relèvent plus de la naissance, mais s’offrent à n’importe quel quidam qui s’intéresse aux manuels de savoir vivre : « Les manières sont traitées maintenant indépendamment de la nature ou de l’état, alors que précédemment elles ne fonctionnaient pas si elles en étaient séparées.» explique Chikako Hashimoto.
Un espace immense s’offre donc à la gastronomie pour que de nombreux contributeurs y apposent leur pate. De nouveaux codes sont nécessaires, mais ils ne doivent pas trop s’apparenter aux anciens. Une forme de syncrétisme est nécessaire. Mais vers quoi ?
Ce grand vide laissé par l’Ancien Régime, ce temple désaffecté dans lequel on n’ose encore trop s’aventurer de peur d’y laisser la tête, Grimod ne peut se résoudre à la voir se remplir comme une immense panse, gavée à satiété, sans une once de considération pour ce que l’on y mettrait, sans même parler de la manière de la combler.
Enveloppant ses itinéraires gourmands d’un détachement mondain et parfois même d’ironie ou de sarcasme, il déploya alors son talent littéraire pour porter l’art de la gourmandise sur son nouvel olympe, sans qu’aucun contrepouvoir ne vienne lui tenir la dragée haute, le remballer de mépris ou l’ignorer au point de le pousser dans l’oubli. Les princes et les ducs chassés, Grimod restait maître et roi de ce nouveau domaine.
Ainsi, sur cette vaste scène vide et noire où l’on n’osait trop s’avancer de peur d’éveiller la terreur, où l’on évitait à tout prix de trop rappeler les anciens privilèges et toutes les manières qui scindaient le monde, la littérature, comme un artiste armé d’une palette subtile et riche devant une grande toile blanche où aucune dentelle, aucune épée viendrait jouer des coudes, voyait un boulevard, bientôt haussmannien, s’ouvrir devant elle.

Ce qui relevait des champs de bataille pour la distinction et le pouvoir, fragmentés entre la piétaille et la cavalerie, devenait un champ progressivement accessible à tous, dépassant l’évanescence du paraitre et du mirobolant, pour devenir l’apanage d’une nation toute entière.
Reste à savoir si, avec l’avènement du numérique et les nouveaux vecteurs d’information qu’il étale à nos pieds et surtout à nos doigts, une reconfiguration de la gastronomie n’est pas en train de naître. Mais, quoi qu’il advienne, gardons-nous, à tout prix, de la laisser dépérir, vierge de savoir, dépareillée de curiosité ou dénuée d’exigence envers celles et ceux qui se prétendent gourmands.
Vive la Révolution Gastronomique !
Philippe Cartau
Références
Almanachs des Gourmand, Grimod de la Reynière, éditions Menu Fretin
La Naissance du Gourmand, Chikako Hashimoto, Presses Universitaires François Rabelais
La dynamique de l'Occident, Norbert Elias
Physiologie du Goût, Brillat Savarin
Accounting for Taste, Priscilla Fergusson, University of Chicago Press
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