La semaine gastronomique a été active, au point de compliquer à l'extrême la tâche déjà ardue qui m'incombe de choisir un sujet. Que dois-je traiter, sous quel angle et dans quel but ? Pire que de savoir ce que je vais cuisiner ce soir. La solution que je propose est donc une salade niçoise avec un certain nombre d'ingrédients savoureux, combinés mais non mélangés, secoués et non remués.
La situation internationale actuelle exige cependant un avant-propos conciliant, qui a trouvé son inspiration dans celui écrit par Marcel Rouff en 1920, alors que les cendres de la Première Guerre mondiale mijotaient encore de ses chagrins. Comment, en effet, se demande l'auteur en introduisant son roman sur la Vie et la Passion de Dodin-Bouffant, Gourmet, pourrait-il avoir l'audace de présenter un sujet aussi léger au milieu d'un deuil aussi sombre ?
Parce qu'il pense que "...l'art gastronomique, comme tout autre art, comporte une philosophie, une psychologie, une éthique, qu'il est partie intégrante de la pensée universelle, qu'il est lié à la civilisation de notre terre, à la culture de notre goût, et par là, à l'essence supérieure de l'humanité. J'ai toujours cru que l'art était l'effort du génie pour retrouver et exprimer l'harmonie profonde et absolue dissimulée sous les apparences désordonnées et chaotiques de la nature"(1).
Ainsi, la gastronomie est une quête collective pour découvrir les beautés et les secrets de la nature afin de les partager autour d'une table, préparant ainsi le terrain à des sujets plus risqués sur lesquels il sera dès lors plus facile de trouver un terrain d'entente. Si la meilleure façon d'atteindre un but est de commencer par un pas, alors la première pierre de tout effort conséquent est de partager un repas et de rechercher ensemble cette "essence supérieure". La gastronomie, en tant qu'articulation unique entre la matière et l'esprit, entre les besoins et les aspirations, occupe une position privilégiée pour favoriser les chances d'une coexistence pacifique.
Et, opportunément, partager un joyeux repas serait la circonstance adéquate pour discuter passionnément du nouveau film inspiré de ce même livre. En quelques mots et sous différents angles, la cinématographie est fantastique - je vous encourage vivement à dîner avant pour ne pas ronger votre frein - avec d'excellents acteurs tels que Benoît Magimel qui rend avec éloquence la gravité excessive donnée par Dodin-Bouffant à l'art de la gastronomie. Le zèle religieux exprimé par le Napoléon de la table, comme on l'appelle, siphonne toute la légèreté que Brillat-Savarin s'était efforcé d'insuffler à cet événement finalement social. Si les plats présentés aux convives triés sur le volet donnent envie de lécher l'écran, les conversations inspirent lassitude et même la contemplation d'un nœud coulant pour clore ces séquences incroyablement ennuyeuses. Comment, mais comment, peut-on profiter d'un repas d'un après-midi sans une conversation agréable ? Le meilleur des plats perd toute saveur en compagnie ennuyeuse. Mais quand on lit le roman, c'est ce que l'on trouve : une gravité excessive, et à cet égard, le film est bien fait.
En résumé, si vous êtes passionné par le sujet, vous l'apprécierez ; si vous aimez les longs films français, vous l'adorerez ; si vous êtes un passionné de cuisine, vous l'apprécierez très probablement. Si vous aimez les films légers et joviaux, vous subirez vraissemblablement une légère indigestion. N'oubliez pas non plus qu'il s'agit du film français en lice pour les Oscars !
Cette articulation visuelle du mot écrit, tirée du livre de Marcel Rouff, sert d'introduction appropriée à un événement de deux jours auquel j'ai assisté la semaine dernière, organisé par la Villa Rabelais à Tours autour des médias et de la gastronomie. Cette 19ème édition de l'Université Ouverte des Sciences Gastronomiques a réuni journalistes, influenceurs, chercheurs et autres acteurs de ce fantastique domaine, avec un focus sur l'impact des nouveaux médias sur la gastronomie.
S'il y a un mot qui pourrait résumer la situation actuelle, c'est bien celui de Médiamorphose de la gastronomie. Avec les influenceurs, la prédominance des images et des vidéos, le caractère direct et immédiat de l'information, court-circuitant les journalistes traditionnels - qui pendant l'événement ont invité les étudiants dans l'auditorium à NE PAS entamer une carrière dans ce domaine - la pratique culinaire est en train de ronger les talons de la gastronomie, soutenue par des amateurs éphémères et superficiels. En effet, la gastronomie étant " l'intellectualisation " des pratiques alimentaires et culinaires, la disparition des interprètes de la nourriture, des penseurs et des porteurs de savoirs emporte avec elle l'esprit qui s'évapore par un doux mijotage numérique.
L'invention de la presse au milieu du XVe siècle a marqué un tournant dans l'histoire de l'humanité, culminant avec l'écriture et la lecture érudites de la table avec toutes ses subtilités et ses joies. L'ère numérique change la donne et si la gastronomie se mesure à l'aune de l'amour de la lecture, je crains que des jours sombres ne s'annoncent et que les soldats de la gastronomie ne doivent redoubler d'efforts pour promouvoir cet art de vivre, sous peine de découvrir que c'est pour eux que sonne le glas du dîner.
Il est apparu clairement au cours des différentes sessions de l'événement préparées avec un grand professionnalisme qu'une bonne partie des nouveaux médias n'est pas encline à s'intéresser à l'esprit de la gastronomie. Bien que certains nouveaux "shows" comme C'est meilleur quand c'est bon, utilisant de nouveaux canaux comme Youtube, donnent un aperçu de l'amour, de la science et de la passion de cette pratique céleste, la plupart des autres auront des difficultés à détailler ce qui ne peut être expérimenté que dans la littérature, comme avec Dodin-Bouffant. TikTok a la patience d'un pschitt, Instagram la profondeur du vernis d'un influenceur et X ne peut que nourrir une guerre culturelle à laquelle personne ne survit.
Ainsi, comme quelqu'un l'a expliqué lors de l'événement, l'heure de la revanche des chefs a sonné, après des décennies d'oppression sous l'encre et la plume. L'omniprésence des spectacles et des images leur a donné les feux de la rampe qui allaient jeter leur ombre sur la prose stérile et cosmopolite d'écrivains guindés.
Mais ce déséquilibre des pouvoirs est préjudiciable. A tel point qu'à la question de Carine Lieutet, professeur de gestion de restaurant à Dijon - Qu'en est-il de la salle à manger, des serveurs, du service et de l'ambiance ? - une salve d'applaudissements s'est déclenchée spontanément, comme si un goût amer venait d'être libéré de ses chaînes et l'injustice nommée.
L'autre injustice potentielle exposée lors des tables rondes, à explorer avant de l'avaler tout cru, est celle de la gentrification gastronomique. Bien que Kilien Stengel ait soutenu que la gastronomie gagnait du terrain dans la population, au bénéfice de tous, l'insistance générale à associer la gastronomie à la cuisine étoilée pourrait avoir l'effet préjudiciable d'exclure ceux qui ont le plus besoin d'une alimentation savoureuse et saine, chassés par les images fastes de ces doux faubourgs. N'oublions pas que la purée d'oignon au beurre suit le point d'orgue du repas offert par Dodin au Prince d'Eurasie!
Grimod et Brillat ont tous deux compris l'enjeu et le sens de la Révolution française, à savoir que l'alimentation raisonnée doit être accessible à tous, et ont donc proposé des menus adaptés à différents revenus. La gastronomie doit être avant tout universelle, un art auquel on accède avant tout par l'effort, même si - évidemment mes chers pragmatiques - l'argent aide, mais parfois pas.
Les lampes à huile ont donné à nos ancêtres l'inspiration gastronomique, mais avec l'électricité, j'ai eu l'idée d'appliquer le coefficient de GINI à la disparité gastronomique. Habituellement appliqué à la richesse et au revenu, nous pourrions l'utiliser pour identifier les disparités en ce qui concerne ce plaisir sain. En identifiant l'étendue de l'exposition gastronomique, nous pourrions souligner les tensions à venir au sein d'un pays.
S'il y a des opposants à mes propos révolutionnaires, la bonne nouvelle est que Pernod Ricard, l'une des plus grandes sociétés de spiritueux au monde, vient de sortir un vin rouge dédié à la restauration rapide appelé Greasy Fingers Luscious Red 2022, qui n'est malheureusement pas encore disponible en France. Cet assemblage de shiraz et de grenache est destiné à accompagner votre hamburger ou votre kebab, et éventuellement à vous tremper les doigts.
La question fondamentale est de savoir quel type de fast-food, sachant que même les Romains mangeaient sur le pouce. Avec ma meilleure moitié, nous partageons de temps en temps une excellente pizza préparée dans le style GPT-Neapolitain, accompagnée d'un Côtes du Rhône ou d'un Roussillon-Languedoc, avec juste assez de corps pour envelopper la délicate croûte, s'épanouir aux pieds des artichauts délicatement fermes et tempérer un peu l'Émilie et peu-être même plus la Romagne de ces exquis parmesans. Quand on regarde la tournée des burgers de Sara, on a intérêt à se munir de l'artillerie lourde ! Et je suis sûr que Chris peut trouver un vin espagnol savament vieilli pour accompagner les meilleures des tapas.
Associer le vin au fast-food n'est donc pas si nouveau. L'interrogation réside plutôt dans le nom coloré donné à ce coup marketing et dans le type de nourriture qu'il appelle.
Ce qui m'amène à une note finale digestive à cette belle salade, avec un mot sur un concours français que je ne suis pas sûr de trouver ailleurs, celui des Places et Squares les plus laids de France.
Croyez-le ou non, Paris, avec ses publicités de la taille d'un immeuble, destinés à cacher des travaux, peut s'enorgueillir de faire partie du top 5. Le fait est que, ce qui frappe les nouveaux arrivants en France, c'est la façon dont les français évitent ce qui est laid - moche - en terme très local. Cela explique sans doute un fort interventionnisme dans les affaires municipales pour s'assurer que rien de trop laid ne vienne gâcher la vue, et s'applique aussi aux concepts graisseux.
Cette chasse aux sorcières dont fait l'objet la laideur s'applique également aux idées, souvent sans procès, et explique probablement pourquoi cette idée de doigts gras, bien qu'amusante, trouvera difficilement un écho dans ce pays rabelaisien.
Image par Dall.E, promp "Salad Niçoise, style Cyberpunk". Ne demandez pas pourquoi il y a une rondelle dans la salade. Nous dirons que c'est le chef.
(1) La Vie et la Passion de Dodin-Bouffant, Gourmet - Marcel Rouff, 1920.
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